LE JEU

LXVI

Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,

— Fronts poudrés, sourcils peints sur des regards d’acier, —

Qui s’en vont brimbalant à leurs maigres oreilles

Un cruel et blessant tic-tac de balancier ;


Autour des verts tapis des visages sans lèvre,

Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,

Et des doigts convulsés d’une infernale fièvre,

Fouillant la poche vide ou le sein palpitant ;


Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres

Et d’énormes quinquets projetant leurs lueurs

Sur des fronts ténébreux de poètes illustres

Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs :


Voilà le noir tableau qu’en un rêve nocturne

Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant ;

Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne,

Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,


Enviant de ces gens la passion tenace,

De ces vielles putains la funèbre gaîté,

Et tous gaillardement trafiquant à ma face,

L’un de son vieil honneur, l’autre de sa beauté !


Et mon cœur s’effraya d’envier le pauvre homme

Qui court avec ferveur à l’abîme béant,

Et, soûlé de son sang, préférerait en somme

La douleur à la mort et l’enfer au néant !

LE JEU

XCVI

Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,

Pâles, le sourcil peint, l’œil câlin et fatal,

Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles

Tomber un cliquetis de pierre et de métal ;


Autour des verts tapis des visages sans lèvre,

Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,

Et des doigts convulsés d’une infernale fièvre,

Fouillant la poche vide ou le sein palpitant ;


Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres

Et d’énormes quinquets projetant leurs lueurs

Sur des fronts ténébreux de poëtes illustres

Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs ;


Voilà le noir tableau qu’en un rêve nocturne

Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant.

Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne,

Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,


Enviant de ces gens la passion tenace,

De ces vielles putains la funèbre gaieté,

Et tous gaillardement trafiquant à ma face,

L’un de son vieil honneur, l’autre de sa beauté !


Et mon cœur s’effraya d’envier maint pauvre homme

Courant avec ferveur à l’abîme béant,

Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme

La douleur à la mort et l’enfer au néant !